Le 18 octobre 1974, Georges Perec se cale tranquilou dans un tabac de la place Saint-Sulpice et commence à décrire tout ce qu’il voit pendant trois jours, ce qui donnera les 60 pages de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. En 2015 Kyle McDonald nous invite à épuiser une foule. La semaine dernière je joue à Aisle de Sam Barlow, vous me suivez ? Non ? On reprend.

Épuisement d’un lieu

Georges Perec vous le connaissez, c’est ce mec qui faisait un petit peu mouiller son slip à votre prof de français au collège parce qu’il a écrit un roman lipogrammatique : la Disparition (qui ne comporte aucun « e »), mais si, souvenez-vous, ce (ou cette) même prof vous aura peut-être demandé de produire un texte sur ce même principe jusqu’à la fin de l’heure, un procédé aussi sadique que pratique quand on veut piquer un somme en scred et qu’on a pas préparé de cours ce jour-là.

"G aicri un livr" Gorj P.
C T Facil


Bref, c’est pas de ça qu’on parle, mais d’une autre des expériences oulipiennes de Gorj consistant à se poser dans un lieu public et à décrire… tout. Les gens, les lieux, les boutiques, les… Bah un extrait sera plus parlant :

« La date : 18 octobre 1974
L’heure 10 h. 30
Le lieu Tabac Saint-Sulpice
Le temps : Froid sec. Ciel gris. Quelques éclaircies.
Esquisse d’un inventaire de quelques-unes des choses strictement visibles :
— Des lettres de l’alphabet, des mots « KLM » (sur la pochette d’un promeneur), un « P » majuscule qui signifie « parking » « Hôtel Récamier », « St-Raphaël », « l’épargne à la dérive », «Taxis tête de station », « Rue du Vieux-Colombier », «Brasserie-bar La Fontaine Saint-Sulpice », « P ELF », «Parc Saint-Sulpice ».
— Des symboles conventionnels : des flèches, sous le « P » des parkings, l’une légèrement pointée vers le sol, l’autre orientée en direction de la rue Bonaparte (côté Luxembourg ), au moins quatre panneaux de sens interdit (un cinquième en reflet dans une des glaces du café). »

– Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, 1982

Et ça continue comme ça sur 60 pages, pendant lesquelles continue cette énumération d’apparence absurde et abstraite mais en réalité extrêmement évocatrice et d’une immersion folle. Il y a là un effet suffisamment subliminal pour qu’on ne s’en rende pas compte tout de suite mais cette accumulation d’informations finit par évoquer beaucoup plus que ce qui est décrit, l’arbitraire finit par prendre sens et à se consolider, tout simplement parce que c’est la façon dont notre cerveau traite l’information : en donnant du sens à ce qui n’en a pas, en racontant une histoire où il n’y a que des informations indépendantes.

Inspiré par Perec, Kyle McDonald propose un exercice similaire qui finira par appeler une expérience inverse. En 2015 il pose une caméra sur Picadilly Circus qu’il laisse tourner pendant 12h et invite les internautes à « épuiser la foule » en permettant à tout un chacun d’annoter n’importe quel élément de la vidéo sur le site exhaustingacrowd.com. C’est probablement l’une de mes adresses favorites et j’y retourne régulièrement, déjà parce qu’il continue d’être mis à jour avec de nouveaux endroits, mais aussi parce qu’il a sur moi une fascination hypnotique que ne pouvait égaler que l’ancien site web de Stefan Sagmeister (qui proposait une vidéo live de ses bureaux). Toutefois, si le principe de base était similaire à Perec, très rapidement les internautes se sont emparés de l’outil, non pas pour simplement décrire les éléments de la vidéo, mais pour leur inventer des histoires. Ici on voit apparaître le dialogue entre deux personnes, là une description peu flatteuse de l’histoire d’un passant, ou encore les pensées d’un pigeon. Mais l’effet recherché est bien là, on finit par parcourir chaque recoin, chaque non-événement éphémère (la vidéo est en temps réel mais il est désormais possible de la remonter de quelques secondes) à la recherche d’une chose qui n’aurait pas été annotée et qui mériterait une petite description, un supplément de fantaisie. Là encore, on finit par emmagasiner un maximum d’informations et à se créer sa petite histoire avec cette petite dame qui achète un poulet sur le marché de Saint-Brieuc pour aller ensuite emboîter le pas à une personne décrite comme un pervers parce qu’il a maté un boule quelques minutes plus tôt, quel genre de kink à base de tenders sauce barbecue ils vont bien pouvoir inventer aujourd’hui ? Pendant ce temps, deux hommes marchent ensemble à Gwangjui, l’un s’arrête et fait demi-tour, en quelques secondes mon esprit ultra-focalisé sur la recherche de sens y découvrira l’intrigue d’un thriller du quotidien. Bref, vous l’aurez compris, une expérience aussi inutile que ludique, et un principe dont je n’avais pas forcément remarqué l’importance dans le jeu vidéo.

Prout en allemand
Devinez ce que j’ai écrit…

Épuiser un jeu

Vous connaissez tous un nerd qui a vu Fight Club une trentaine de fois, qui a relu plusieurs fois chaque Haruki Murakami, ou qui, après avoir entendu un morceau de musique, a passé des nuits entières à chercher des infos sur ce groupe… (au pire vous me connaissez moi) Mais pour les jeux c’est moins évident, on a peut-être moins l’impression d’avoir fait l’effort de pousser jusqu’à connaître sur le bout des doigts le moindre détail d’un jeu. Paradoxalement, c’est dans le jeu vidéo que l’exercice a le potentiel d’être le plus satisfaisant, dans la mesure où il se prête moins à l’accident, tout ce que vous voyez, tout ce que vous pouvez faire dans un jeu a été créé spécifiquement pour que vous l’expérimentiez et il serait plus légitime de considérer chaque pixel de Fez que… le sens caché du manque de justesse de Jared Leto… Et en dehors des petits moments où on s’amuse à éprouver le limites du monde ou du modèle physique, on a peut-être un peu plus l’impression de se laisser bercer par les jeux. C’est vrai quoi, vous n’avez pas forcément cherché à retenir le nom de tous les PNJ de FFVII, mais si je vous parle de Choco Bill et Choco Billy, vous voyez tout de suite de qui il s’agit, et-ce, même si vous n’avez pas spécialement poussé au delà du nécessaire l’élevage de chocobos. Pareil si je vous parle du Zolom de Midgar, vous pensez immédiatement à ce serpent géant qui vous barrait la route dans les marais. Pourtant c’est finalement un ennemi au design assez anecdotique, que vous n’affrontez même pas, et que vous rencontrez dans la partie du jeu la moins mémorable… Mais seulement voilà, vous êtes morts plusieurs fois face au Zolom, vous avez demandé à vos potes et cherché dans les soluces comment passer le Zolom… Et c’est là que je veux en venir, si le jeu vidéo ne nous donne pas forcément l’impression de fournir un effort particulier pour découvrir exhaustivement son lore, c’est peut-être simplement parce qu’il arrive à nous y amener de manière détournée. Je connais mieux les armoiries des PNJ de certains RPGs que celle des rois de France, et pourtant d’un côté on a essayé de me les apprendre, de l’autre on m’en a simplement montré l’importance pour déterminer si je pouvais me fier ou non à un personnage rencontré sur mon chemin.
Expérimenter, répéter les mêmes actions dans des circonstances différentes, explorer les recoins d’une pièce à la recherche d’une bourse cachée, tenter toutes les combinaisons de coups pour trouver un nouveau combo, vider une zone de ses quêtes secondaires, tenter toutes les voies avec toutes les combinaisons de personnages dans un jeu pvp, etc. tout ça fait partie intégrante de l’expérience, on ne se pose même pas la question, on a l’impression de progresser alors qu’on ne fait qu’épuiser les possibilités de manière plus ou moins artificielle mais généralement assez bien enrobée qu’on ne se rend pas compte de la répétitivité de nos activités. Et, ce faisant, nous nous immergeons toujours un peu plus dans l’univers du jeu qui devient de plus en plus tangible à chaque tentative.

Parfois cet aspect est exacerbé au maximum et sera même le moteur principal du gameplay, la plupart du temps dans des jeux narratifs, il faudra par exemple débloquer toutes les fins d’un visual novel avant de pouvoir accéder à la meilleure fin, revivant jusqu’à une douzaine de fois la même histoire avec de légères variations. Parfois dans un point’n’click, la solution ne vous apparaîtra que lorsque vous aurez épuisé toutes les combinaisons possibles d’objets (la « clé de singe » de Monkey Island, quelqu’un ?), parfois, comme le soulignait Aymar Azaïzia dans notre dernier numéro, on essaiera simplement de voir toutes les morts du personnage ou toutes les interactions avec un PNJ. Parfois épuiser toutes les possibilités sera le seul et unique principe du jeu comme dans Every Day the Same Dream ou I Wish I Were the Moon. Ou comme dans Aisle, de Sam Barlow (1999, voir l’article sur Immortality pour plus d’infos sur ce dernier), où on nous invite à taper une seule ligne de commande dans un supermarché face au rayon des pâtes et des gnocchis et qu’en récompense on nous donnera la suite des événements avant de nous inviter à recommencer l’expérience. Est-ce que vous allez passer votre chemin, inviter une cliente à dîner, acheter des pâtes, des gnocchis, prendre la fuite, vous mettre à danser ? À chacune de ces possibilités vous en apprendrez un peu plus sur ce monde dans lequel votre personnage anonyme a fini par se retrouver là, un jeudi soir, devant le rayon des pâtes, fatigué par son travail. Peu de ces conclusions mériteront d’être retenues, et pourtant chacune d’entre elle finira par constituer inconsciemment un portrait du personnage et de son histoire, aussi éthérée soit-elle, et à leur donner du corps*, une âme, le sentiment impérissable d’avoir été là, un peu trop seul dans ce rayon un peu trop froid d’un supermarché un peu trop banal avec un peu trop de regrets pour une seule personne.

Throw sauce at woman
Parmi les 136 fins possibles il y a celle là…

Vivre et revivre encore des éléments anecdotiques est un outil d’immersion insoupçonné et potentiellement plus efficace que tous les Money shots et les déluges de prouesses visuelles qui servent habituellement à vendre les blockbusters, j’ai simplement vécu plus de choses en combattant aux côtés d’Aeris de FFVII qu’au travers des cutscenes de FFVII Remake, j’ai plus connecté avec GladOS qu’avec Ellie et Joel, la fourchette de Kurisu Makise a plus d’importance à mes yeux que la Master Sword, mon été dans le Wyoming avec Delilah est une des relations les plus touchantes que j’ai pu expérimenter au travers d’un écran… De par la répétitivité inhérente à son fonctionnement, le jeu vidéo peut créer des souvenirs plus tangibles que n’importe quel média, parce qu’on est naturellement tenté de tout voir, de tout expérimenter et qu’à chaque itération on grave un peu plus en nous ces parties anecdotiques de l’univers qu’on est amenés à explorer et qu’on finit par emmener avec nous bien après que la console soit éteinte.

(*PS : il est toutefois regrettable que Barlow n’ait pas créé un seul personnage avec une seule histoire cohérente mais une successions de possibilités parfois contradictoires)

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